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Saison 10 : “Les Bains Publics à Montréal”

S10 – #01

Dans un parcours académique, une « mobilité internationale » est hautement valorisée. Ça tombe mal, je suis plutôt du genre casanière. Mais je vois passer une bourse pour un séjour, de courte durée, au Québec. Et ça, ça me tente, vraiment.

S10 – #02

Je découvre qu’il y avait à Montréal un paquet de bains publics. 

S10 – #03

J’obtiens deux bourses, mon conjoint peut s’arranger professionnellement.

Y a quelque chose comme un alignement des planètes.

Bon… c’est sans compter une pandémie mondiale, on ne va pas revenir dessus. Disons que nos plans ont été un peu chamboulés, mais on s’accroche.

S10 – #04

Le processus d’entrée au Canada pour un séjour professionnel de deux mois en temps de Covid a été Kafkaien et éprouvant. Être une jeune mère et vouloir être accompagnée de mon enfant de deux ans et de mon conjoint n’a pas aidé mon cas.

S10 – #05

On retiendra de l’absurdité des frontières un voyage à La Haye, en Hollande, pour enregistrer mes « données biométriques », autrement dit, mes empreintes digitales.

Oui, non, je vous jure, en Belgique, on ne le fait pas aussi bien apparemment.

S10 – #06

Voyons le positif, La Haye est ensoleillée et estivale, et ça se termine sur la plage.

On aurait pu moins bien tomber.

S10 – #07

Après moult rebondissements et montagnes russes « on part », « on part pas », « j’abandonne », « c’est de la folie » … la réouverture des frontières aux touristes vaccinés annoncée pour le 7 septembre 2021 ouvre une brèche. On s’y engouffre. Canada, nous voilà.

S10 – #08

Dans les beaux jeux du hasard de la vie, Josée et Christian nous prêtent leur maison. C’est juste incroyable et nous nous y sentons toute de suite formidablement bien.

S10 – #09

Je débarque à l’UQAM, l’Université du Québec à Montréal, et plus précisément, au Centre d’Histoire des Régulations Sociales, dirigé par Martin Petitclerc.

C’est par l’entremise d’Alexandre Klein que j’arrive là. Difficile de mieux tomber.

S10 – #10

l’UQAM est une université qui occupe plusieurs pâtés de maisons autour de la rue Sainte-Catherine dans le centre-ville.

S10 – #11

Il y a un joli pied de nez à avoir intégré la façade de l’Église Saint-Jacques dans le complexe architectural alors que la création de l’université en 1969 est directement liée à l’atmosphère anticléricale de la Révolution tranquille.

S10 – #12

En arrivant par le métro, il est possible de ne pas mettre son nez dehors, la sensation d’une vie en boite est prégnante.

Heureusement j’ai un vélo, avec une caisse de lait, parce que ça fait vraiment encore plus vrai.

S10 – #13

Ça me prend plusieurs trajets de m’y retrouver dans les dédales des sous-sols de la ville et le réseau d’escalators. J’arrive enfin au 6e étage du pavillon Hubert-Aquin. C’est vraiment haut.

S10 – #14

Je m’installe dans le bureau commun du CHRS d’où je peux admirer la convergence des intérêts du centre et les miens.

À côté de moi, Caroline Robert travaille sur la mise en ligne de l’exposition « Déjouer la fatalité », organisée par le centre.

S10 – #15

Je rencontre surtout Martin Petitclerc, historien de la classe ouvrière et des régulations sociales. Il est le directeur du centre.

Notre premier rendez-vous n’est pas à l’UQAM mais au Cheval Blanc, à côté de l’Écomusée du Fier Monde. Il fait encore beau et ce sera une Prune en Bulles en terrasse.

S10 – #16

Fier Monde, Prune en bulles… C’est beau les intitulés québécois.

Un peu comme ce « détour qui en vaut la peine »

S10 – #17

L’écomusée du Fier Monde, ça m’intéresse parce qu’en plus d’être un musée d’histoire sociale et citoyenne, il se trouve dans un ancien bain public, les Bains Généreux. À Montréal, les bains portent les noms des conseillers municipaux qui les ont inaugurés.

S10 – #18

La mémoire du lieu est encore vive. Jusqu’à la fin des années 1970, le gardien et sa famille ont vécu dans le logement construit à l’avant du bâtiment et dont trois fenêtres rondes donnent sur le bassin.

S10 – #19

On sent presque encore l’odeur de la tourte à la viande préparée par Madame Lanciaux et mise à refroidir sur l’appui de fenêtre.

S10 – #20

Même que le conservateur me permet de visiter ce qui est devenu maintenant les bureaux du musée et je peux voir, de l’autre côté, ce que voyait Madame Lanciaux au moment de mettre sa tourte à refroidir.

S10 – #21

Je me promène autour de l’ancien bassin, et je lis des panneaux de l’exposition permanente qui me rappellent à ma recherche comme ici

S10 – #22

Ils ont bien gardé la matérialité du bassin et les mosaïques de la piscine.

S10 – #23

Ça y est, on arrive au cœur du sujet, une plongée dans le grand bain.

S10 – #24

Je me mets d’ailleurs à la page pour être sûre de bien fleucher le bol de la cuvette au cas où il s’en trouverait un à côté du bain sur pattes.

(Cela dit, je pense que cette phrase n’a pas beaucoup de sens).

S10 – #25

Ma collègue Pauline du projet HyPer me demande d’ailleurs un reportage sur l’accès à l’eau et aux toilettes, aujourd’hui à Montréal. Une fréquentation assidue de la plaine de jeux me permet d’observer un parc montréalais très en détail.

S10 – #26

On notera la présence d’un pavillon pourvu de toilettes intérieures extrêmement propres, testées pour vous. Et celle de plusieurs triples fontaines, pour grands, petits et chiens.

Oui vraiment, le Québec est très bien fait.

S10 – #27

Globalement, les québecois·es sont les spécialistes de la bécosse (francophonisation du terme « back-house »)

S10 – #28

Globalement, les québécois·es ont de très belles toilettes publiques. La palme à celles de la Pointe-Saint-Charles, déguisées qu’elles sont en colonnes grecques.

S10 – #29

Dans le centre-ville, je vois aussi ça.

La mise à disposition de toilettes d’espaces semi-publics en un réseau de p’tits coins accessibles.

L’initiative est d’inspiration suisse semble-t-il.

S10 – #30

Les fontaines et les toilettes sont d’ailleurs reprises dans des cartographies très précises et accessibles en ligne.

Le seul hic c’est leur fermeture, en tous cas pour les fontaines, durant la période hivernale. Où dès lors trouver l’eau ?

S10 – #31

Pour se laver, la plupart des piscines municipales sont en partie gratuites.

Mais plus de traces de bains publics, si ce n’est dans le réseau d’aide pour les itinérants, plutôt bien séparé du reste de l’espace public.

S10 – #32

Je pars alors à la recherche des 22 bains publics annoncés dans les articles de Paul Labonne sur lesquels j’ai fondé mon dossier. Pour commencer, direction la bibliothèque de l’UQAM et le document de travail du Professeur Raymond Vezina

S10 – #33

Autour de la transformation du bain Mathieu en lieu associatif dans les années 1990 et l’organisation de l’exposition « Prendre son bain aux bains. L’histoire des bains publics de Montréal (1860-1960) », l’ouvrage que je consulte est comme un programme de recherche non réalisé.

S10 – #34

Les bains publics ont donc déjà suscité pas mal d’intérêts. Il faut dire qu’ils sont particulièrement visibles. Leurs dimensions sont impressionnantes. Je les répertorie sur une carte et me fais un devoir d’aller prendre en photo tous ceux qui existent encore.

S10 – #35

Parmi eux, il y a le bain Hogan, transformé en condos chics

S10 – #36

Il y a le Bain Schubert, qui est encore une piscine et à l’intérieur duquel je me glisse.

S10 – #37

Ou encore le bain Maisonneuve, peut-être le plus impressionnant.

S10 – #38

Je crois comprendre qu’une grande rénovation à la fin des années 1950 efface toutes les traces des infrastructures d’hygiène proprement dites.

S10 – #39

Mais les plans que je consulte aux archives de la ville de Montréal ne sont pas très clairs. Surtout les parties réservées aux baignoires ou aux douches individuelles, éventuellement séparées de la piscine, sont ridicules comparées aux modèles européens que j’ai pu consulter

S10 – #40

Confort des logements plus précoce ? Culture de l’individualisme plus prononcée (avoir sa voiture, sa salle de bain)? Nudité et proximité des corps moins problématiques dans les douches collectives des bains publics qui n’en étaient déjà plus ?

S10 – #41

Les bains publics montréalais ont bien existé, dans des dimensions architecturales monumentales. La chronologie, bien qu’un peu plus courte, ressemble à celle des villes belges. Mais il reste des zones d’ombre sur les moments de transition.

S10 – #42

Alors que tous les logements ne sont pas encore pourvus de salle de bain (encore 30% pour le Québec en 1960), la ville de Montréal semble déjà se désengager de son service de bains publics dès 1956.

S10 – #43

Je cherche à joindre Paul Labonne, devenu depuis ses articles sur les bains publics, conservateur du musée des hospitalières.

Sa réponse tarde un peu mais ça tombe bien, j’ai d’autres rendez-vous.

S10 – #44

En bravant les difficultés organisationnelles (post-)covid, je parviens grâce aux collègues historien·nes à mettre en place 3 présentations en présentiel.

Quand même, ce serait dommage d’avoir traversé l’Atlantique mais de rester derrière mon écran

S10 – #45

D’abord, Aline Charles et les étudiantes du midi du CIEQ m’invitent à venir parler de mes recherches sur les bains publics à l’Université de Laval, à Québec.

S10 – #46

J’en profite pour aller voir l’exposition « Ô Merde ! Une exposition excrément intéressante », comme en écho à l’exposition de La Fonderie « Oh ! Ça ne coule pas de source ».

Il n’y pas que le O en commun, j’y retrouve plusieurs thématiques sur lesquelles on a planchées

S10 – #47

Tiens, passée la première toilette…

S10 – #48

…un belge en ouverture avec l’ « Anal Kiss B-20 » de Wim Delvoye (1999), d’une élégance rare.

S10 – #49

Je retrouve l’idée d’un processus « immersif » poussé autrement plus loin. Ici, on voit, on sent, on pense caca. C’est à la fois dégoutant et réjouissant. Complètement décomplexant.

S10 – #50

Un mot pour les sans toilettes

S10 – #51

Une enquête sur notre aisance avec le pet et un siège interactif avec lequel on peut mesurer le taux de sulfure d’hydrogène contenue dans nos gaz intestinaux.

S10 – #52

Non vraiment, ils ont tout osé. Et c’est jusqu’en mars 2023, tout le temps pour y aller !

S10 – #53

En sortant du musée, je remarque que les rues de la ville sont habillées de poésie.

S10 – #54

Et je trouve ça beau cette langue.

S10 – #55

Rigolo, une dynastie de professeurs d’origine belge a donné le nom du bâtiment dans lequel je me rends à l’université.

S’ensuit un beau moment d’échange en audience restreinte à cause du (ou grâce, finalement, au) covid.

S10 – #56

Ensuite, Alexandre Klein organise une présentation de mon ouvrage pour le réseau Historien·nes de la santé et le CHRS.

Je l’entends raconter le chapitre 4, la partie sur les sensations. C’est comme si mon travail reprenait sens dans les mots des autres. Ça me fait un bien fou.

S10 – #57

Finalement, j’interviens dans le séminaire doctoral donné par Piroska Nagy et Magda Fahrni à l’UQAM sur la notion d’expériences.

Je suis impressionnée par la facilité qu’ont les doctorant·es à construire et donner leur avis. Voilà quelque chose qu’on m’a peu appris.

S10 – #58

Je fais aussi un entretien avec une doctorante du CHRS, Julie Francoeur, pour raconter mes recherches et mon approche d’historienne. Je crois bien que c’est la première interview de toute ma vie !

S10 – #59

Grâce à la présentation de mon livre, je rencontre Robert Sweeny, professeur à la retraite et historien de Montréal.

Il me propose de me faire visiter sa ville. Le temps a filé, à une semaine du départ, en le suivant à bicyclette, je redécouvre tout.

S10 – #60

J’apprends qu’à Montréal, les noms des rues proviennent en
1. Des « développeurs » qui ont construit les nouvelles rues en leur donnant leur noms
2. Des personnes historiques et politiques, autrement dit des hommes et
3. Des noms de saints et de saintes.

S10 – #61

Y a donc pas beaucoup de femmes, à part les saintes. Et Marie-Anne et Rachel ? ce sont les deux filles d’un de ces lotisseurs.

Y a pas non plus de traces des pratiques ou du passé de la ville, à part la rue des carrières ?

On lit la vitesse de construction d’une ville “nouvelle”

S10 – #62

Robert me fait voir quelques incontournables

S10 – #63

Et comment la ville se transforme. Avec la réhabilitation du patrimoine religieux en aménités communautaires, comme cette église anglicane transformée en bibliothèque

S10 – #64

Ou cette enseigne discrète d’une entreprise de jeux vidéo, installée dans une ancienne usine textile, et dont la présence dans le quartier participe à l’augmentation des prix des loyers.

Elle témoigne des transformations profondes du Mile End depuis ces dernières années.

S10 – #65

Avec cette fenêtre sur le monde que Netflix ne remplacera jamais

S10 – #66

Avec cette histoire incroyable de la communauté Milton-Parc ou comment une autre manière d’habiter la ville est possible.

S10 – #67

Avec ce panino-cappucino de la petite Italie comme on en fait nulle part ailleurs

S10 – #68

Devant ce qu’il dit être la plus ancienne mention de la ville de Montréal en langue autochtone, je lis la date de la fresque à voix haute. Il me dit que la seule autre personne qu’il connaisse qui prononce « septante », c’est Julos Beaucarne.

S10 – #69

« Pour moi un des plus grands. Sa lettre à Kissinger, c’est fort, très fort ».

Je trouve ça incroyable qu’un montréalais anglophone d’origine me parle de Julos Beaucarne et puis surtout de la lettre à Kissinger, chanson que j’ai beaucoup, beaucoup écoutée.

S10 – #70

On se quitte à la fin du jour, j’ai la tête pleine de la ville, de son histoire, de ses fractures. Et je suis fascinée. Je traverse le quartier de l’église Saint-Jean Baptiste. À Montréal, on entend parfois les cloches comme en Italie. C’est beau dans la nuit qui tombe. 

S10 – #71

Je retrouve Martin au SoupeSoupe de la rue Saint-Denis pour un dernier midi, j’y aurai passé plusieurs moments délicieux à rencontrer et échanger sur l’histoire. Avec Magda et Piroska sur les possibles d’une histoire d’expériences…

S10 – #72

…avec Martin sur le concept de régulation sociale ou comment faire de la norme le cœur de la recherche,  sur les écueils du relativisme et du désengagement face à la complexité des choses et sur les imaginaires littéraires des historiens

S10 – #73

A deux jours du départ, je rencontre finalement Paul Labonne.

Pour lui, l’histoire des bains publics est close et plutôt bien balisée. Plus grand-chose à en dire. Je reste sur ma faim. Je me dis qu’il resterait des choses à creuser dans les archives de la ville.

S10 – #74

Mais deux mois auront été trop courts pour faire complètement le tour du sujet. Il faudra revenir. Dernières journées au soleil, je déambule en admirant la ville en automne et je pèlerine sous les branches du Mont-Royal.

S10 – #75

Au hasard des pas, je reconnais le « moineau masqué », tombée par hasard dessus, comme une autre fois, lors de ma thèse et de passage pour un colloque à Montréal. À l’écoute dans le café « Marie-Anne » de Leonard Cohen qui m’accompagne depuis un bon bout du séjour.

S10 – #76

Je prends le temps de lire une poésie d’ici.

Cette manière de dire Super, presque « ss’per », lancée par un buveur de café…

Le moment est parfait, suspendu.

S10 – #77

Je respire et j’y pense. Alexandre, Aline, Martin, Robert, Josée, Christian, Magda, Piroska je suis secouée par la générosité de leurs partages. Si c’est ça aussi la recherche, j’en suis.

Un dernier déjeuner au goût d’une prochaine fois.

S10 – #78

À l’aéroport, une dernière baignoire avant de prendre la route. Tout me rappelle, même le gin.

Rendez-vous le plus vite possible pour une prochaine saison.

3, 4, On tourne… à vos micros pour une histoire en forme de documentaire radio.