Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Saison 4 : “Ça sent bon le charbon!”

S04 – #01

Pour laisser Gand décanter, je nous plonge cette semaine dans un autre bain : celui noir et poisseux des charbonnages.
Car tout comme dans les écoles ou d’autres infrastructures collectives (casernes, prisons, industries…), ces bains-douches donnent le ton…

S04 – #02

Ils sont d’ailleurs les seuls à être consacrés légalement.

En Belgique, à partir de 1911, tous les charbonnages doivent fournir à leurs ouvriers du fonds des bains-douches permettant de se laver. Les raisons sont économiques, médicales, sociales et morales.

S04 – #03

La transformation est profonde, les gestes différents.

À travers ces bains-douches, c’est tout un rapport aux corps des travailleurs qui s’énonce.

Le détour apparait indispensable.

S04 – #04

Alors pour commencer, retour à la KBR.

De ce mastodonte, j’en avais déjà parlé ici, et soyez rassurés, il est toujours bien en place.

S04 – #05

À la KBR depuis les plans Vigipirate version belge (ou même avant ?), on ne peut rien transporter dans un contenant.

L’épreuve du matin consiste donc à sortir tout son matériel du sac (ordinateur, chargeur, carnet, trousse, appareil photo…) et ne rien faire tomber jusqu’à sa place.

S04 – #06

Dans les vestiaires, les casiers sont marqués aux visages des figures littéraires belges.

Je choisis toujours une femme. C’est mon petit principe du matin. Il est ceci dit plus difficile à tenir qu’à dire. Les auteurEs ne sont pas légions dans les couloirs de la KBR.

S04 – #07

Ma préférée est Annelies Veroeke.

S04 – #08

Mais j’aime bien Marie Gevers aussi.

S04 – #09

Dans le moteur de recherche « Unicat » (souvent plus performant que celui de la KBR), je tombe sur LE livre qu’il faut absolument que je consulte.

Il s’agit d’une note sur les installations de bains-douches pour les ouvriers mineurs en Belgique datant de 1911 et signée par Mr. Kuss.

S04 – #10

Sauf que, sauf que… c’est sans compter la recherche à faire sur fiche pour retrouver l’édition originale. Et sans compter la réponse de la bibliothécaire : « Les Annales des mines ? Pas assez consultées ! Les archives sont en cours de déménagement dans un dépôt en province ».

S04 – #11

Au placard la note de Kuss, à commander et consultable avec un délai minimum d’une semaine. Ha oui, mais non, en fait. Il faut attendre la fin du déménagement, et là, on n’a pas vraiment de date…

S04 – #12

Heureusement une série d’ouvrages intéressants sont quand même disponibles et je commence par le commencement,

c’est-à-dire comprendre et voir un peu plus clair sur l’histoire des charbonnages en Belgique.

S04 – #13

Cet ouvrage me donne une bonne introduction sur des notions qui me sont floues. C’est quoi un siège d’exploitation ? Un puits ? Un charbonnage ? Comment on extrait le charbon ?

Oui, c’est assez trivial comme questions, je vous l’accorde, mais c’est souvent par là qu’on commence.

S04 – #14

Dans cet ouvrage-ci,

il y a un petit schéma très clair du processus d’extraction de charbon.

S04 – #15

Je comprends un peu mieux de quoi on parle.

S04 – #16

Dans celui-ci, je cerne les différents bassins houillers de Belgique et leurs particularités.

Certains sont plus anciens que d’autres (Liège et Charleroi), certains plus grisouteux (Borinage),…

S04 – #17

Certains produisent du charbon anthracite, gras ou maigre… qui servent mieux les particuliers ou l’industrie,

certains sont les derniers à ouvrir et d’autres, les derniers à fermer (Campine)…

S04 – #18

Et avec ça, ce sont des pans entiers de l’histoire économique belge que je commence à saisir ;

ce que le « déclin de l’industrie wallonne et des charbonnages » signifie…

S04 – #19

Le front tombe également :
je comprends que John Cockerill n’est pas l’inventeur du coke (combustible dérivé de la houille de charbon et utilisé dans l’industrie lourde). Mais un industriel immigré anglais qui en a tiré profit pour mettre sur pieds un empire de la sidérurgie.

Oui, j’avoue, j’ai quelques lacunes en culture générale…

S04 – #20

Je tombe aussi sur ce site et ça, ça me permet d’y voir vachement plus clair dans la répartition géographique et chronologique de tous les puits, les sièges et autres trous à charbon ! Merci à l’UniLu.

S04 – #21

Dans un petit recueil de vieilles cartes postales, je rencontre plusieurs figures du monde minier.

S04 – #22

Il y a la hiércheuse, ouvrière mineure qui continue de travailler sur le carreau après l’interdiction du travail des femmes dans le fond en 1889.

Elle s’occupe jusque dans les années 1950-1960 de trier le charbon à sa remonte du sous-sol.

S04 – #23

Il y a les porions, les mineurs de fond, les ingénieurs, les ouvriers de surface.

Il y a aussi la femme du mineur qui lave son homme quand il rentre de la mine.

S04 – #24

Cette image ressurgit souvent.

Et à chaque fois que je tombe dessus, il se passe quelque chose. Contenues dedans, la promiscuité, la crasse, les conditions de travail, l’expérience sensorielle intense…

Toute la mine dans cet ascenseur.

S04 – #25

Comme j’ai l’impression de cerner un peu mieux le paysage dans lesquels s’inscrivent les bains-douches des charbonnages. Je me dis qu’il est temps de se mettre en route :

direction les archives du SAICOM qui se trouvent sur le site de l’ancien charbonnage du Bois-du-Luc.

S04 – #26

Situé dans le bassin du centre, le site minier du Bois-du-Luc est un des plus anciens de Belgique.

On peut arbitrairement faire commencer son histoire en 1685, lors de la fondation de la « Société du Grand Conduit ».

S04 – #27

De ce que je comprends, il s’agit d’une exploitation exemplaire en termes d’acquis sociaux des travailleurs.

C’est d’ailleurs là que les premières baignoires pour les ouvriers mineurs du pays sont installées.

On est en 1863.

S04 – #28

En plus de gérer l’exploitation minière, la « Société des Charbonnages de Bois-du-Luc et d’Havré » (1807), fait construire une cité ouvrière entre 1838 et 1853.

L’exploitation de la fosse Saint-Emmanuel, commencée en 1846, se révèle une des plus prospères d’Europe.

S04 – #29

La cité permet de fixer et de professionnaliser la main d’œuvre.

Avec ses logements, ses magasins, son hospice, son hôpital, sa salle de fête, son kiosque, son école, sa bibliothèque, son église…

S04 – #30

Tiens ?! Henri Partoes ? Mais qu’est qu’il fait là celui-là ?

S04 – #31

C’est fou parce que c’est lui qui a construit plusieurs hospices bruxellois entre 1827 et 1835.

Et ça je le sais parce que j’ai fait une thèse dessus. J’en ai parlé un peu là sur France-Culture et un peu ici sur la RTBF et puis dans un livre aussi.

S04 – #32

Des hospices aux mines, tout ça relié par les bains-douches, les recoupements d’une architecture néo-classique ont de quoi surprendre…

C’est un peu idiot, mais ça m’encourage. Je me dis qu’il n’y a pas de hasard, que tous ces sujets sont finalement bien plus proches qu’ils ne laissent paraitre.

S04 – #33

Mais si on en revient aux mines, la cité du Bois-du-Luc, celle que son Bourgmestre mégalo voulait appeler « Bosquet-ville » constitue « un modèle complet de village industriel : le all-inclusive charbonnier ».

S04 – #34

Aujourd’hui, elle est gérée par le CPAS de la Louvière et la plupart des maisons sont des logements sociaux.

Pas grand monde dans les rues à l’heure du midi. Par contre, l’épicerie « Alimentation générale chez Maria » vaut le détour.

S04 – #35

Des bas nylons aux conserves de légumes…

S04 – #36

… en passant par l’étagère remplie de pâtes, c’est l’Italie troisième génération qui s’étale dans la vitrine par un savant mélange de charcuterie wallo-sicilienne.

Ce sera un sandwich poulet pané s’il vous plait, supplément aubergines grillées.

S04 – #37

Les archives se trouvent dans l’enceinte de l’écomusée installé sur le site de la fosse Saint-Emmanuel.

S04 – #38

Dans le hall, le premier élément est un évier avec un distributeur de savon sorti de la fin du 19e siècle.

On est sur la bonne voie !

S04 – #39

À la SAICOM, plusieurs éléments intéressant mais les bains-douches restent discrets.

Le sujet est quasi inexistant dans la bibliographie.

S04 – #40

Au détour d’un dossier, un dessin accompagne le document « contribution à l’étude des armoires vestiaires pour ouvriers du fond dans les mines, ouvriers des industries chimiques (tombant sous l’application de l’A.R. en date du 25.9.47) ».

S04 – #41

Dans le casier, les vêtements esquissés nous ramènent le mineur qui les y aurait laissé.

Je sens qu’il va en avoir des choses à dire sur ces bains-douches.

S04 – #42

Je reprends la route pour un autre centre d’archives,

celui du Bois-du-Cazier à Marcinelle.

S04 – #43

Inséparable de la catastrophe minière de 1956 ayant causé la mort de 262 mineurs,

le site accueille un espace consacré à cet évènement, un musée de l’industrie et un musée du verre.

S04 – #44

Il y a surtout un centre de documentation. J’y consulte les Annales des Mines de Belgique.

Écrites par et pour les ingénieurs, elles contiennent des rapports d’installations sanitaires et deux grandes enquêtes sur les bains-douches des charbonnages en 1910 et 1930. On y est !

S04 – #45

Je trouve aussi différents ouvrages, bien conseillée par la documentaliste.

Elle-même avait écrit un tout petit article sur les bains-douches il y a quelques années…

S04 – #46

Je rencontre le conservateur du musée. Il m’en ouvre les portes, fermées ce jour-là. 

Dans une salle, une reconstitution de la salle des pendus, les chainettes, les numéros, tout y est.

S04 – #47

A côté,

je découvre les photos de Gustave Marissiaux.

S04 – #48

En vue de l’Exposition universelle à Liège en 1905, le Syndicat des charbonnages liégeois lui commande un travail photographique sur toutes les phases du travail des mineurs.

Dans le tas, plusieurs clichés des premiers bains-douches, avant même la loi de 1911.

S04 – #49

Plus tard je découvrirai que plusieurs d’entre elles sont numérisées ici.

Les images ont l’air d’être un peu mises en scène. Mais n’empêche… je me perds dans leurs détails.

S04 – #50

On voit même des femmes aussi, dans les bains-douches du charbonnage de la Batterie.

S04 – #51

Il n’est pas le seul d’ailleurs, à avoir photographié les mineurs sous les douches. D’Angleterre à la France, les gueules noires contrastent avec le carrelage blanc.

Nulle part ailleurs, autant de clichés de personnes « en train de se laver » !

S04 – #52

Mais la visite du musée n’est pas finie.

Conservé, intact, un morceau des bains-douches est debout. L’odeur du charbon est encore là.

S04 – #53

Remis en scène, les effets sont ceux retrouvés dans les bains-douches lors de la fermeture.

À qui donc auront appartenus ces petits ciseaux de toilette ?

S04 – #54

Et ce savon « sunlight », prononcé à la flamande ?

S04 – #55

D’une histoire d’expériences à l’expérience d’une histoire….
« Mais, c’est vraiment étroit ces parois ?! »

S04 – #56

En quittant le Bois-du-casiez, je passe par la rue des hiércheuses.

Elles auront quand même obtenu une reconnaissance toponymique, celles qui, de ce que je crois comprendre, sont passées dans les oubliettes d’une histoire des mines encore à faire.

S04 – #57

Ça y est l’écriture peut commencer et souvent pour moi, elle se fait en parallèle de l’analyse des archives. Je fais l’inventaire des thématiques qui émergent de ce flot encore broussailleux et touffu de sources brutes.

S04 – #58

Je me perds encore dans des divagations en toile. Dans une fresque des archives de l’Ina, une rubrique sur la femme du mineur.
On vient de loin…

S04 – #59

Le témoignage de cette femme me touche. C’est elle qui parle, qui soulève les problèmes majeurs de la vie des mineurs, la maladie, les risques, l’insécurité de l’emploi… Lui à côté, ne dit rien.

Et à 1 minute et 34 secondes, génial ! Un plan dans les bains-douches.

S04 – #60

Et dans celui-ci aussi, on en voit à partir d’1 minute et 48 secondes !

Les recherches sur la toile sont foisonnantes. Les charbonnages ont marqué par leur violence les paysages et les hommes. Difficile de définir un chemin dans ces paroles multiples et dispersées, peu d’écrits en fait, sur cette histoire en chantier.

S04 – #61

J’apprends un nouveau mot : la siccité

S04 – #62

Quand l’écriture devient trop ardue, direction la piscine de mon quartier.

Comme quoi, cette recherche se mène au propre et au figuré.

S04 – #63

Tiens au fait… il y avait des bains-douches dans cette piscine au début du 20e siècle ?

Un service de bains turcs aussi… qu’est-ce qu’il en reste ?

S04 – #64

À l’accueil, je demande et on accepte de me faire visiter ce coin de piscine désaffecté.

Plusieurs baignoires sont transformées en étagère, mais d’autres sont encore là, entre la poussière et les toiles d’araignées.

S04 – #65

Grâce à ce blog, un grand-oncle m’avait d’ailleurs raconté quelques détails sur ces bains turcs lors de la fermeture pour rénovation.

Il me racontait…

S04 – #66

En attendant, retour devant mon ordinateur et poursuite de l’écriture.

Après une infinité de relectures, de corrections, de renversements et de copié-collés, j’arrive à une version qui me convainc.
Plutôt, qui tient la route.
Enfin, c’est-à-dire, j’en peux plus là.

S04 – #67

Le titre est provisoire, mais le tout est maintenant de trouver quelqu’un qui veut bien relire. Et ça, ça n’est pas facile…

Parce que le principe à l’université aujourd’hui, c’est que tout le monde est surmené

S04 – #68

Heureusement, je trouve une professeure à la retraite dont les commentaires affutés me permettent d’améliorer la version alpha.

Non mais elle a raison… on comprend rien à ce que je raconte là:

Elle me dit de « retrouver la puissance de la phrase », ça me parle.

S04 – #69

En retravaillant l’article, je tombe sur les lithographies de Daumier. Elles sont drôles et en dessinent long sur les pratiques des bains à Paris au milieu du 19e siècle.

Bon, je m’égare encore là… Allé, on la termine cette conclusion.

S04 – #70

C’est parti, j’enclenche la procédure kafkaïenne de la publication scientifique d’aujourd’hui. Mais ici, déjà de quoi attiser votre curiosité.

Et pour se changer les idées, direction la place Flagey pour la séance de 17h30.

S04 – #71

Le film de Kita Bauchet m’enveloppe.

Un bel hommage à la piscine de la place du Jeu de Balle dont chaque étage et chaque heure de la journée racontent une autre histoire.

S04 – #72

Mais pendant le générique de fin, une question revient :

Les femmes préposées au nettoyage des salles de bains des ingénieurs des mines leur lavaient-elles vraiment le dos ?
Ça s’est vraiment passé comme ça ?

Le mystère reste entier…

S04 – #73

Bains-douches : l’Enquête ! revient dès que possible.

Le temps pour l’historienne de construire son histoire en train de se faire. En attendant, la récolte de témoignages des usagers des bains-douches est lancée.

S04 – #74

Vous avez fréquenté des bains publics ? Vous connaissez quelqu’un qui ?  Hier ou avant-hier ? Contactez-moi sur l’adresse bainsdouches.hist@gmail.com

À l’écoute de nos histoires d’eau chaude, faisons revivre ce que « se laver » a bien pu vouloir signifier, hier pour aujourd’hui.