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Saison 8: « Le dernier plongeon »

S08 – #01

L’eau a coulé dans les bains depuis notre dernière saison.

Entre les confinements, les vagues et les restrictions sanitaires, plus rien ne s’est déroulé normalement. Dans la recherche aussi, le temps est à l’adaptation et aux difficultés.

S08 – #02

Cela dit, dans mon cas, le projet d’histoire des bains publics se précise et le propos se dessine.

La recherche, comme un terrain en jachère, continue de pousser, de se déplier même au milieu du désert. Parfois, le rien mène à l’évidence.

S08 – #03

A la rentrée en septembre, j’ai profité de l’accalmie pour entamer un dernier tour des centres d’archives ; consulter les documents laissés pour compte.

Tout en me disant, c’est mon dernier plongeon. Après ça, le temps de la formulation, de l’articulation et de la transmission.

S08 – #04

Oui car, cheminant,  j’ai verrouillé ma cible, resserré l’objectif.

J’ai arrêté la liste des établissements à étudier plus en profondeur. Elle est longue, il y en a 34.

L’étude sera probablement moins dans le détail que dans la comparaison et les lignes d’ensemble.

S08 – #05

Il s’agit des établissements disposant d’un service de bains publics (cad baignoires et/ou douches individuelles) gérés en partie ou totalement par les autorités publiques, essentiellement communales.

Ceux qui, d’un point de vue du tarif, ont toujours été les plus accessibles.

S08 – #06

Par-là, j’estime accéder à ce qui a été pensé, conçu et vécu comme les meilleures solutions d’hygiène des corps du plus grand nombre, devenue, au 20e siècle commençant, un moyen incontournable de préserver la santé.

S08 – #07

De là, plusieurs éléments m’ont semblé pertinents à relever.

Entre autres, une chronologie fine des ouvertures et des fermetures, fréquentations, horaires, nombres de cabines et tarifs… et, au sein des conseils communaux, l’orientation politique des défenseurs de projets.

S08 – #08

Alors c’est parti, voyages à Anvers, Gand et Liège pour remplir les trous du chantier en cours. De tout le fatras d’informations deux images me semblent particulièrement importantes. C’est celle-ci

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Et celle-ci

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Si besoin était encore de parler des bains publics au 20e plutôt qu’au 19e siècle et de souligner la persistance du service comme des besoins jusqu’à l’orée du 21e siècle.

S08 – #11

Mais la nouvelle découverte de la cueillette de l’automne, fût certainement, au hasard de recherches internet, la trouvaille des archives de Modeste Jeanray, conservées à l’IHOES.

Jemeppe-sur-Meuse, nous voilà !

S08 – #12

L’IHOES, Institut d’Histoire Ouvrière Économique et Sociale, est un centre d’archives et service d’éducation permanente.

Il s’attèle à préserver « la mémoire des travailleurs et de leurs luttes pour l’émancipation » tout en la faisant vivre via études, évènements et animations.

S08 – #13

En arrivant, l’archiviste me dit que c’est bien la première fois que quelqu’un demande à consulter ces documents. Modeste Jeanray et le comment de l’arrivée de ses archives lui sont d’ailleurs complètement inconnus.

S08 – #14

Et pourtant…

Quelle ne fut pas mon incroyable satisfaction d’y trouver des archives de l’établissement des Bains et Lavoirs mécaniques de l’Ouest à Liège, dont Modeste Jeanray semble avoir été l’assidu actionnaire et membre du Conseil d’Administration.

S08 – #15

Dans ces archives, on peut lire, des discussions de statuts aux comptes rendus annuels de 1913 à 1952, toute la vie d’un établissement de bains publics. Les mots sont nombreux, foisonnants. Ils composent le tableau, colorient le dessin.

S08 – #16

On y lit par exemple les descriptions minutieuses des cabines de 1e et de 2e classes

Ou comment, la matérialité des lieux (l’accès libre ou non à l’eau, le mobilier…) reflète ce qui est pensé et accordé aux corps des personnes selon leur statut social et leurs moyens financiers.

S08 – #17

Aux 1e classes, des robinets et une eau chaude à volonté, un nombre plus important de porte-manteaux permettant la complexité et la richesse des vêtements et un éclairage efficace. Aux 2e classes, un bain préparé à l’avance, pas de robinet et un ameublement plus modeste. 

S08 – #18

Aux 1e classes, la possibilité de soin, d’attention et de bien-être, en partie refusée aux 2e classes. La différence est encore plus forte lorsqu’aux classes se superposent les dispositifs de baignoires et de douches. Hygiène et bien-être se retrouvent alors socialement séparés.

S08 – #19

On y lit aussi, la différence d’accès aux bains publics entre les hommes et les femmes.

Et là, je suis choquée. Les administrateurs s’étonnent, à plusieurs reprises et plusieurs années d’intervalle, de la fréquentation moins importante en chiffres absolus des femmes.

S08 – #20

En 1913, c’est 28 979 entrées hommes et 18 320 entrées femmes. En 1918, c’est 54 021 entrées hommes et 36 219 entrées femmes.

S08 – #21

Mais ce qui semble être oublié, c’est la différence du nombre de cabines réservées à chacun des deux sexes.

Jusqu’en 1917, il s’agit de 12 cabines pour femmes contre 30 pour hommes.

S08 – #22

Et après 1917, la partition reste de 20 contre 30.

S08 – #23

Ce qui semble être oublié aussi, c’est la part importante des hommes mobilisés qui viennent renforcer le contingent masculin de la clientèle autour des années de guerre.

S08 – #24

Si en divisant les chiffres de fréquentation par le nombre de cabines, le nombre de bains pris par cabine se révèle, de fait, moins important pour les femmes à partir de 1918, la situation est à l’opposé entre 1913 et 1918, sans que cela suscite le moindre commentaire.

S08 – #25

Se demander, comme les administrateurs des Bains et Lavoirs Mécaniques de l’Ouest en 1921, si la pudeur qui chez les femmes « s’effarouche aisément », explique seule une différence de fréquentation, au demeurant faussée, me stupéfait.

S08 – #26

Plus généralement,

leurs considérations me renvoient à une constellation de « micro-discriminations », comme des « micros-découragements », qui stigmatisent les femmes et leurs possibilités de prendre soin de leur corps dans l’espace public.

S08 – #27

Comme ces commentaires des autorités minières du Siège Saint-Nicolas, dans la région de Liège, qui en 1910, rapportent que « la propreté ne parait pas être très en honneur » parmi le personnel féminin de surface sans que les chiffres également rapportés par elles ne le justifient.

S08 – #28

Ou encore ces établissements, à Bruxelles à la rue des Tanneurs ou à Liège aux Bains et Lavoir Saint-Léonard dans lesquels trop peu de cabines pour femmes sont prévues et dont le nombre, l’année suivante de l’ouverture, doit être augmenté.

S08 – #29

Encore à Gand,

où jusqu’à 6 établissements de douches, annexés aux écoles publiques sont accessibles aux hommes contre 1 seul pour les femmes.

S08 – #30

Ou ce bassin de natation, conçu comme dispositif d’hygiène populaire et pour plusieurs années le seul disponible à Bruxelles, exclusivement réservé aux hommes.

S08 – #31

Ces femmes du quartier des Marolles à Bruxelles qui demandent en 1909 à ce que les horaires qui leur sont octroyés soient étendus au chalet de bains-douches récemment construits à la Place du Jeu de Balle.

S08 – #32

Les conditions matérielles différenciées entre hommes et femmes (nbre d’établissements, de cabines, d’horaires…) me semblent des facteurs explicatifs majeurs (contrairement à une fumeuse « pudeur féminine »). Pourtant, ils ne sont jamais explicités ou discutés.

S08 – #33

C’est d’autant plus questionnant que de tous temps, c’est sur les femmes qu’ont reposées les tâches d’ordre et de propreté, qu’il s’agisse du logement, des vêtements et des corps qui le composent.

S08 – #34

Dès lors, tout en chargeant la femme du rôle de garante d’ordre et de propreté physique et morale, l’accès aux dispositifs considérés jusqu’à la fin des années 1950 comme les plus modernes en termes d’hygiène personnelle leur est en partie inaccessible.

Reste la bassine dans la cuisine.

S08 – #35

À l’IHOES, l’heure tourne et les archives de Modeste Jeanray ne couvrent pas toute l’existence des Bains et Lavoirs mécaniques de l’Ouest qui se poursuit après la fin de son mandat. Mais je referme les dossiers et la boite avec un sacré matériel pour prolonger mes réflexions.

S08 – #36

En sortant de là et en attendant le train qui passe aux heures 41 à Pont-de-Seraing, j’atterris chez « Dolce e salato da Denis ».

Incroyable. La famille entière derrière le comptoir.

S08 – #37

Des aubergines grillées au dessert plein de crème à la ricotta,

c’est l’Italie liégeoise en plein comme je ne pensais pas qu’elle existait encore.

S08 – #38

En repartant, ce sont les vestiges du passé industriel qui défilent derrière les vitres du train.

Aucune de mes recherches ne m’avaient encore autant fait voyager.

S08 – #39

De l’IHOES, Gand, Liège et Anvers. Des tableaux qui se remplissent et des chiffres qui s’alignent. Mais pas que…

À Anvers, splendeur.

Deux images à côté desquelles je n’étais pas encore passée. Les rideaux pour « privatiser » les cabines de l’établissement à la Prekerstraat…

S08 – #40

…Et l’intérieur du chalet des bains-douches de Bruxelles dans un dépliant publicitaire.

Ce qui me frappe c’est l’absence de portes closes et verrouillées de la toile ou des portes grillagées et coupées en triangle.

S08 – #41

Et de fait, prendre son bain ou sa douche n’aura pour ainsi dire jamais été la même expérience en fonction des établissements, de leur disposition spatiale, de la température de l’eau, de la durée accordée, de la saison, des usages et des usagers.

S08 – #42

Parfois, des doutes quant à l’urgence et la nécessité du sujet m’assaillent. Comment faire cette histoire du quotidien qui ne soit pas anecdotique et triviale ?

S08 – #43

Mais j’en suis de plus en plus convaincue, s’intéresser aux bains publics, autrement dit à une institution pensée par l’autorité publique à des fins d’hygiéniène et de santé, rend particulièrement visible une série de choses.

S08 – #44

S’intéresser aux bains publics c’est rendre visible toutes les ramifications et les enchevêtrements complexes qui régissent notre corps, notre manière de le penser et les gestes qui en découlent.

S08 – #45

S’intéresser aux bains publics c’est mettre en lumière la construction de pratiques.

C’est rendre compte à quel point l’histoire de nos pratiques ordinaires de soins du corps, se laver, est récente.

S08 – #46

S’intéresser aux bains publics c’est, grâce à une attention fine portée à la matérialité et aux aspects sensibles du lieu, rendre compte des inégalités sociales et genrées qui traversent l’espace public urbain.

S08 – #47

Je crois que je la tiens la trame de ma synthèse en devenir.

Les finalités du projet se font plus concrètes. Une exposition, un article, un documentaire-radio.

Et pourquoi pas rêver à un petit ouvrage reprenant les réflexions de l’histoire en train d’être menée ?

S08 – #48

En ces temps de souhaits et de résolutions, je vous souhaite, cher.es lecteurices, une nouvelle année pleine de bains et d’eau chaude.

« Bains-douches : L’Enquête ! », c’est fini pour cette semaine.

Je m’en vais lire, dans un bain, le cadeau de Noël le plus à propos.

À très vite pour de nouveaux épisodes et une prochaine saison.